La Proie
Les ombres s’allongeaient, tranchantes comme des couteaux. Régis avait ouvert la lucarne de sa chambre, une mansarde réaménagée, dans l’espoir de rafraîchir la pièce. Mais il n’y avait pas un souffle de vent, et l’espace exigu sentait la sueur, sa sueur, une odeur de fauve en cage. Quatre heures qu’il suivait cette classe virtuelle ! La description des cours l’avait fait saliver – l’histoire des serials killers, les méthodes de la police scientifique, le maniement des armes blanches ! Mais il fallait débuter par une session de « partage » qui ressemblait plutôt à une thérapie de groupe. Chacun, tour à tour, y racontait ses fantasmes de crimes et de sexe.
Ils étaient douze, douze inconnus, apprentis tueurs cachés derrière leurs avatars et leurs pseudos, en cercle dans une chapelle virtuelle aux vitraux teintés de sang. Le sang d’un Christ dont on avait arraché les viscères. Cloué à sa croix, le ventre ouvert, les bras écartelés, le fils de Dieu hurlait en silence. Chacun des apprentis recevait des instructions sur un chat qui apparaissait en bas de l’écran. L’anonymat était de mise. L’avatar de Régis portait le masque blanc et la robe noire du tueur de Scream. Il avait autour de lui onze personnages, la plupart sortis tous droits des films d’horreur qui avaient baignés son enfance, avec leurs gants en griffes d’acier et leurs masques de baseball … et puis il y avait la bimbo en robe rouge échancrée : sexy, sensuelle, provocatrice avec son avatar de Jessica Rabbit. Lorsque son tour était venu de partager ses envies les plus secrètes, Régis avait parlé de Lili. Son escapade nocturne dans la chambre de sa cousine avait suscité chez ses compagnons des hoquets d’excitation et des sifflements admiratifs. Seule Jessica Rabbit était restée silencieuse. On était ensuite passé au suivant et la longue litanie de pulsions refoulées et de désirs inassouvis avait continué.
Régis en avait marre. Freddy Krueger lui tapait sur les nerfs. Il avait une voix de crécelle et n’arrêtait pas d’interrompre les autres avec un ricanement aigu. Il aimait parler de lui : on sentait le besoin d’attention. C’était un pauvre type avec des fantasmes d’adolescent en pleine puberté. Alors au lieu de l’écouter, Régis jetait des regards distraits à travers la lucarne de sa chambre. L’allée de gravier se découpait en contrebas, sous les pins parasols. Il avait vu sa mère et ses tantes revenir quelques instants plus tôt, les bras chargés de courses. Dehors, le chant des grillons montait en puissance à la faveur du soir … et dans les écouteurs du casque, Freddy parlait de sa voisine de quinze ans, Lolita aguicheuse qu’il épiait à longueur de journée.
Brusquement, les grillons se turent, la nuit de Provence disparut et Régis se retrouva happé au cœur de l’église. Car Jessica venait de prendre la parole. Sa voix grave, hypnotique, résonnait contre les arches virtuelles. Contrairement aux autres, elle avait tué. À deux reprises déjà. Cette révélation arracha un silence glacé. Même Freddy n’osa pas ouvrir sa grande gueule. Etait-ce le respect, la crainte, l’admiration ? Il était difficile de déchiffrer les émotions cachées derrière les masques de pixel. Régis, lui, ressentit une fascination intense, gonflée de curiosité, veinée d’excitation. La femme fatale expliquait désormais comment elle avait attiré deux inconnus chez elle, et les tortures qu’elle leur avait infligées avant de leur trancher la gorge.
Cette nuit-là, Régis dormit d’un sommeil agité. Ses cauchemars d’enfance remontaient sans cesse à la surface, et au milieu de ces rêves angoissés, la silhouette sensuelle d’une femme en robe rouge le poursuivait. La mansarde baignait dans une chaleur épaisse, presque poisseuse. Régis suffoquait, hanté par les horreurs qui débordaient de son subconscient enfiévré. Au petit matin, ses draps étaient trempés d'anxiété.
Lorsqu’il entra dans la cuisine pour le petit-déjeuner, toute la famille était déjà attablée. Il marmonna un bonjour auquel personne ne prêta attention, sauf Lili qui prit son bol de céréales et quitta hâtivement la pièce. Elle avait peur de lui désormais! Régis réprima un sourire de satisfaction. Il se prépara un café dont l’arôme corsé finit de le réveiller. Trois longues heures le séparaient de la prochaine session en ligne. Il se sentait comme un loup affamé, impatient de rejoindre la meute. À cet instant, il se croyait encore chasseur, prédateur carnassier, invulnérable. Mais sans le savoir, il venait de mettre la main dans un engrenage diabolique. Ses cauchemars étaient prémonitoires: il allait bientôt devenir proie.