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Le cri du hérisson

     Lorsque le crépuscule tombe, les ombres s’étirent, les arbres prennent forme humaine. Une brise fine traverse les champs de blé, le parfum étoilé de la nuit se répand. Les branches, comme des bras, se tendent vers la lune, et leurs doigts griffus tentent de l’attraper. La lune joue avec les arbres, se glisse entre leurs branches, virevolte, sautille, échappe à leurs étreintes. Au petit matin, les arbres à bout de force se sont endormis, une brume vaporeuse se déploie, s’épanche sur les blés. L’oubli recouvre tout. Le hibou cessera de chanter, le soleil dissipera les dernières inquiétudes. Le coq cassera de sa voix rauque la torpeur du matin. De petits nuages s’aventureront dans le ciel bleu, timides, d’abord, puis plus hardis en fin de matinée.

     Sous le soleil de midi, entrecoupé de nuages, un hérisson a traversé la route. Un baluchon sur l’épaule, sans se presser. Il soulève la poussière à chaque pas. Un moment, il s’est arrêté, a pointé du museau vers l’horizon, comme pour sentir le vent. Quelques embruns de pluie, des averses en début de soirée. Il vaut mieux se dépêcher de rentrer ! Il repart, pressant le pas. Couper à travers champs, ça vaut mieux. Deux ou trois coquelicots dodelinent de la tête au pied d’un arbre mort. Une fraîcheur verte imprègne les épis, quelques chardons dans l’herbe folle pointent des têtes printanières. Le hérisson ressent le soulagement du voyageur qui, le coeur encore empli de sensations nouvelles, retrouve un paysage familier. Il est parti l’été dernier, au cœur de la grande sècheresse. Il est parti en quête d’un territoire plus hospitalier, laissant derrière lui sa femme et ses enfants. Il a traversé des champs, des forêts, des routes et des hangars, parfois au péril de sa vie. Il s’est aventuré aux lisières de la ville, a surmonté la chaleur de l’été et la rigueur de l’hivers : malgré le froid et la neige, il ne s’est jamais arrêté, car il savait que quelque part, là-bas, la communauté hérisson comptait sur lui.

     Hélas, il ne ramène pas que de bonnes nouvelles … Il se voit déjà, arriver dans le bosquet, suscitant l’effervescence. Tous ses amis, sa femme et ses enfants, se précipiteront pour l’accueillir, il y aura de la joie, il y aura des larmes. Rapidement, il prendra le chemin de chez lui, éludant les questions impatientes. Il fermera la porte, s’installera confortablement, tandis que sa femme lui préparera en silence une bonne tisane de brindilles. Et puis viendront les anciens du conseil, un par un, et lorsqu’ils seront tous réunis face à lui, le plus âgé d’entre eux prendra la parole : Alors, dis nous enfin, toi qui a voyagé, toi qui a vu, quel est l’état du monde ?

     Le hérisson aperçoit un épouvantail qui pointe son nez au milieu des blés. L’épouvantail n’a pas changé, il est toujours aussi rigolo, avec son chapeau de paille et son regard triste. Par moment, il ferait presque fuir les oiseaux ! Le hérisson lui lance un salut silencieux. L’air est humide, les nuages s’amoncellent.

« Le monde va mal ! Tu m’entends, épouvantail, le monde va mal. J’ai vu des fumées noires s’échapper de colosses aux cornes de briques, des étangs frappés de maladie, qui, dans leur agonie, exhalaient une mousse asphixiante. Nos frères se meurent, de nombreuses communautés ont déjà disparues dans les décombres d’une nature en ruine. Le béton pousse partout comme une herbe folle, l’asphalte noie les campagnes comme une rivière en crue. »

      Nous sommes inquiets, avaient dits les anciens. Les choses changent : la terre pleure, les ressources naturelles du bosquet s’amenuisent, les grandes catastrophes se multiplient et le climat se dérègle. Il semble y avoir en œuvre des forces que nous ne contrôlons pas. Est-ce un phénomène local ? Nous ne savons pas ce qu’il y a au-delà des frontières du bosquet. Existe-t-il une terre plus hospitalière pour accueillir notre communauté ? Tu vas partir pour trouver une réponse.

     « Je vais te dire, épouvantail, ce que je pense : il n’existe pas de terre meilleure, c’est un rêve, une chimère ! Il ne nous reste que le bosquet, terre de mon père, et du père de mon père. Le bosquet avec ses catastrophes naturelles et ses sècheresses. Toi aussi, épouvantail, tu as passé ta vie ici, tu ne connais pas d’autre contrée. Mais, crois moi, celle-ci est bien la meilleure que nous puissions trouver. De quoi nous plaignons nous ? N’avons-nous pas vécu heureux tout ce temps ? Oh, il y en aura bien qui voudront partir ! Qu’on les laisse faire … S’ils ont la chance de revenir, nous les accueillerons de nouveau parmi nous comme des frères. »

     Assez bavardé, hérisson ! Il est temps de te remettre en route, de traverser les quelques mètres de champs qui te séparent encore du bosquet. L’épouvantail, tu le sais, sera toujours là pour en garder le chemin, ce compagnon de paille qui t’écoute déverser tes joies, tes inquiétudes et ton chagrin. Regarde, il te salue de la main. Le regard triste. Il sait, ton ami silencieux. Il sait qu’un jour le champ sera rasé pour faire place à un grand projet immobilier. Demain, dans un an, dans dix ans … Personne ne pourra rien y faire. La terre grondera et tout sera détruit. Craintes, rêves et chimères disparaîtront avec la communauté hérisson. Le ciel crache ses premières gouttes, la pluie tombe et la nuit se referme comme un cercueil.

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